Jacques Brel, homme de l'année

Préface du programme de la manifestation Jacques Brel, Homme de l'année 2008

 

« Si ma chair n'éclate pas jusqu'à en tomber, si cet acte d'amour

n'est pas suivi d'un énorme épuisement, c'est qu'il n'y a pas d'amour »

 

Chanteur inégalé à ce jour, acteur, réalisateur, navigateur, pilote et, last but not least, fin cuisinier à ses heures, Jacques Brel est aussi l'homme des remises en question et des malentendus, pétri de contradictions et de souffrances, mais encore le nomade infiniment hanté par sa quête d'ailleurs.

Issu d'une bourgeoisie génératrice d'enfants bien élevés mais très solitaires, il s'usera, au nom de sa foi en l'homme, à livrer bataille à l'immobilisme et à la prudence, à "désendormir" le monde. Bravant ses peurs, s'interdisant de tricher, inventant les mots, réinventant la vie, de cris de douleur en éclats de rire, il a relevé tous les défis, avant de payer un lourd tribut aux trompettes d'une renommée que pourtant il appela en son temps de tous ses vœux et avant que l'arbitre ne siffle la fin du match.

 

« Quinze ans d'amour »

En proie à la panique avant chaque récital qui le laisse exsangue face à une salle anéantie d'émotion, Brel semble chanter chaque soir pour la première ou la dernière fois. À son public, il donne tout, sa voix, son corps, ses textes, sa force d'aimer.

Chanter est pour Brel, amoureux de la langue française, portraitiste hors pair, un moyen de prolonger l'acte d'écriture, qu'il pratique sans répit, se jouant de la métrique, inventant les mots, les tordant, les sublimant.

Marathonien des tournées, il ira jusqu'à enchaîner plus de trois cents tours de chant par an, battant tous les records des têtes d'affiche de l'époque, montant “au front” en pleine vague yé-yé tandis que ses frères de scène préfèrent prudemment laisser passer la tempête, ne cédant à aucune mode malgré le succès des niaiseries ambiantes, arrêtant par épuisement au bout de 150 représentations les deux heures de performance sans entracte de L'Homme de la Mancha. Et pressé, encore et toujours, de bouger, d'aller voir ailleurs…

 

« Le talent, c'est d'avoir envie de faire quelque chose »

Avec l'humour comme gage de lucidité, avec l'amitié, la tendresse, la générosité comme compagnons de route, Brel aime la vie, les hommes, mais aussi le risque auquel il ne peut s'empêcher de succomber, même si c'est impossible, surtout si c'est impossible

Au service de ses rêves, convaincu que rien ne nous est dû, il redevient sans cesse l'humble apprenti, l'écolier appliqué qui, s'il repart de zéro, va jusqu'au bout de ses envies : jouer la comédie n'est alors plus que le prétexte d'aller voir ce qui se passe derrière la caméra ; apprendre à tenir les commandes d'un avion n'est rien si l'on ne devient pilote professionnel ; et tant pis s'il faut passer par une langue qu'il maîtrise moins bien pour étudier, passer et réussir son brevet d'officier de marine.

 

« Les amarres sont faites pour être larguées »

Pour l'infatigable voyageur, le temps est alors venu de partir, encore plus loin. Un temps dont les économies de largesses seront fatales à Brel, comme pour mieux protéger les derniers mystères de l'aventurier.

Au générique d'un irréalisable – sauf à risquer une totale incrédibilité – film sur le grand Jacques, nombreux sont ceux qui aimeraient se glisser dans le rôle que Jojo a occupé si intensément pendant les neuf ans où Brel et lui ne se sont pas quittés. Car, au-delà de l'irremplaçable artiste, c'est aussi l'indispensable ami que le public fête aujourd'hui.

 

Marie-Jo Astic